Interview de L Berger - "Les politiques sont incapables de donner du sens, la loi travail en est l’illustration"
“Les politiques sont incapables de donner du sens, la loi travail en est l’illustration"
publié le 05/07/2016 à 08H25 par Libération
Alors que le projet de loi travail revient devant l'Assemblée nationale, Laurent Berger fait le point sur ce texte mais également sur tous les sujets sociaux de ce début d'été dans un long entretien publié dans Libération ce 5 juillet 2016.
Le gouvernement vient, pour la troisième fois, de retoucher son projet de loi travail. Satisfait ?
La précision du rôle des branches professionnelles, annoncée par la ministre, était une proposition CFDT. Donc bien sûr, cela nous va. Tout comme la place accordée aux syndicats dans la suite de la réforme du code du travail. Car ce qui pèse sur ce projet, et qui fait qu’il a débuté avec certaines mesures inacceptables, c’est le déficit de concertation. Mettre plus de dialogue là-dedans, ce n’est pas plus mal.
Ça veut également dire que la mobilisation des organisations « contestataires » a payé ?
Par rapport à la première version, ce qui a payé, c’est le rapport de force, mené notamment par la CFDT. Et je refuse de rentrer dans le jeu de qui a gagné ou perdu. Nous avons fait évoluer le texte, pour faire sortir certaines mesures néfastes comme la «barémisation» des indemnités prud’homales ou au contraire en validant certaines avancées comme le compte personnel d’activité.
Mais reconnaissez que les journées d’action organisées depuis quatre mois ont aidé…
Ces opposants sont-ils pour autant d’accord avec la version actuelle du texte ? Je ne crois pas. Le rapport de force est multiple et la CFDT, encore une fois, y a fortement contribué. Si la CFDT ne s’était pas opposée à la première version du projet et ne l’avait pas fait radicalement bouger, on n’en serait pas au texte actuel. La CFDT a fait son boulot.
Nicole Notat, qui occupait votre place il y a vingt ans, s’était fortement impliquée dans la mise en œuvre des 35 heures, à la fin des années 90. Aujourd’hui, la CFDT valide une loi qui, avec la minoration possible des heures sup, risque d’écorner la réduction du temps de travail. La CFDT de Laurent Berger tourne-t-elle le dos à la CFDT de Nicole Notat ? Et donc à son histoire ?
On continue de se revendiquer des 35 heures. Et il est vrai que ce sont nos équipes qui, à l’époque, se sont battues dans les entreprises pour la réduction du temps de travail, souvent contre des organisations syndicales qui aujourd’hui la défendent. Mais si la CFDT s’inscrit toujours dans ce mouvement, cette question doit aussi être abordée sur l’ensemble de la carrière professionnelle. C’est pour cela que nous avons proposé le compte épargne temps dans le compte personnel d’activité, inscrit dans cette réforme.
Reste que les 35 heures sont fragilisées…
La durée légale reste à 35 heures. Nous pensons que l’organisation et le temps de travail doivent pouvoir faire l’objet de discussions dans les entreprises. Et sur les heures sup, déclenchées au-delà de la durée légale, il y a un verrou : l’accord majoritaire, signé par une ou des organisations représentant 50% des voix aux dernières élections. Par ailleurs, la moindre majoration des heures sup peut être compensée par d’autres dispositions, comme des jours de repos supplémentaires ou des remboursements de frais de garde. J’ajoute que les dérogations aux 35 heures existent depuis longtemps…
Sauf que la branche peut l’interdire explicitement, comme dans la métallurgie. Demain, les entreprises seront libres…
Non, pas libres… Sauf à considérer que les représentants des salariés sont des benêts…
Au niveau des entreprises, le rapport de force est moins favorable aux salariés que dans les branches, donc le risque de dumping social plus prégnant…
Mais le dumping social existe déjà, y compris au niveau des branches. Dans la métallurgie, par exemple, il y a des départements où les grands donneurs d’ordre, dans les conventions locales de branches, imposent des minima salariaux très bas. Pourquoi ? Parce que les grosses entreprises, qui payent bien leurs salariés, ont recours aux sous-traitants dont les employés sont mal payés, et en profitent. La question, ce n’est donc pas tant celle du dumping social que celle de la verticalité dans la chaîne de valeur, où l’on met la pression chez les sous-traitants.
Ce qui ne change rien à la pression au niveau de l’entreprise…
Je pense d’abord que c’est aux salariés de décider ce qui est bon pour eux et à leurs représentants d’instaurer le rapport de force. Rappelons ensuite que ce sont des syndicats qui valident ou pas les accords et non pas les délégués syndicaux seuls. Car le syndicat, pour la CFDT, c’est une structure qui regroupe, sur un ou plusieurs départements, toutes les sections syndicales dans un champ professionnel donné. Donc il y a bien un verrou syndical, extérieur à l’entreprise. De plus, cette loi, en développant le dialogue social au niveau de l’entreprise, va favoriser l’implantation syndicale dans les boîtes. Car ce qui est l’avenir du syndicalisme, ce n’est pas seulement son implantation au niveau des branches, où il est déjà présent, mais sa présence dans les entreprises. Et le fait qu’il dispose de marges de manœuvre pour montrer aux salariés son utilité.
Sauf que le verrou syndical, avec l’accord majoritaire à 50 %, pourra être détourné par le référendum des salariés, déclenché par des syndicats pesant 30 % des voix seulement…
Le référendum n’était pas une demande de la CFDT, mais une contrepartie proposée par le gouvernement à ce que nous réclamions, à savoir que tous les accords, à terme, soient validés à 50 %. Et des équipes CFDT ont déjà décidé que si elles ne pesaient que 30 % pour signer un accord, elles n’actionneraient pas forcément le référendum.
Dans l’autre sens, si la CFDT pèse 70 %, elle pourra se voir imposer un accord par les 30 % minoritaires qui pourront déclencher un référendum…
Il faudra alors convaincre les salariés… Et ce qui me frappe dans le débat public depuis quatre mois, c’est que certains syndicats donnent l’impression d’avoir peur des salariés ou de ne pas faire confiance à leurs équipes syndicales.
Il n’empêche, l’opinion publique semble opposée à ce projet de loi… Vous n’arrivez pas à convaincre ?
Le gouvernement a une grosse responsabilité dans la perception que les Français ont de ce projet. Quand la fusée est mal lancée, elle ne se remet jamais droite. Et les efforts d’explication déployés l’ont été trop tardivement. Par ailleurs, la démocratie ne se résume pas aux sondages. Certaines enquêtes d’opinion révèlent ainsi que seules 25 % des personnes interrogées citent une mesure à laquelle ils sont opposés. Cette loi, enfin, est arrivée à un moment où il y avait un mal-être dans la société, où les militants syndicaux, y compris à la CFDT, étaient en désaccord profond avec le gouvernement, notamment sur la question de la déchéance de nationalité. Et donc avaient l’envie d’en découdre. Plutôt que les sondages, je préfère regarder les élections professionnelles. C’est le meilleur moyen de savoir ce que les salariés pensent des syndicats. Et la CFDT, en ce moment, obtient de très bons résultats, qu’il s’agisse par exemple, de Monoprix, de Nexter ou de Pôle Emploi.
La CGT mise aussi sur ce mouvement pour être en position de force dans les élections…
Le gouvernement a fait un super cadeau à la CGT avant son congrès en sortant la première version du texte qui était inacceptable - ce qui a permis à la CGT de se ressouder en interne.
Sciemment ou par naïveté ?
(Soupir) Je crains que la seconde réponse soit la bonne…
En soutenant ouvertement le projet de loi, en collant à ce gouvernement impopulaire, la CFDT ne risque-t-elle pas d’y perdre des plumes, comme en 2003 avec la réforme Fillon des retraites ?
Si tel était le cas, il y aurait des articles dans les journaux… Non, il y a eu des débats en interne, mais aujourd’hui, il y a une cohésion de la CFDT. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de désaccords et des débats, y compris au sein du bureau national. Mais les prises de décision sont assumées collectivement.
Ces derniers temps, la CFDT est régulièrement prise pour cible. Le 23 juin, en marge d’une manifestation, son siège a été dégradé. Quelle est votre réaction ?
Au total, une quinzaine de locaux CFDT ont été touchés, dont un a été l’objet d’un incendie, jeudi, en Gironde. Il y a aussi des intrusions, voire des agressions, y compris physiques, contre nos adhérents. C’est le signe que la société va mal. Mais aussi d’une dérive de l’extrême gauche, qui considère qu’il faut d’abord «tuer» les réformistes, qualifiés de «sociaux-traîtres», avant de s’attaquer au «grand capital». Et qui estime que ceux qui ne pensent pas comme elles sont des ennemis.
Or, on peut critiquer la CFDT, ne pas être d’accord avec elle, mais s’il y a bien une chose qu’on ne peut lui enlever, c’est son respect de la démocratie, sa vision pacifique des choses et sa capacité à respecter les opinions des autres. La seule chose qu’on ne tolère pas, ce sont les outrances des extrêmes. Ce qui se passe est donc très grave et je crains qu’un jour, un dérapage encore plus violent touche notre organisation.
Vous dites que la société va mal. C’est-à-dire ?
Il y a un mal-être social lié à une absence de sens et une défiance généralisée. On est en train de prendre de plein fouet tout un tas de transformations radicales : numériques, démographiques, sociétales, migratoires… On est par ailleurs trop timides face aux risques climatiques. Et incapables de les transformer en opportunités d’emplois et de bien-être. Il n’y a pas assez de parole publique capable de montrer le sens, la direction, de dire que le progrès est encore possible.
Cette défiance vise notamment le personnel politique…
Le système politique va mal pour une raison simple : on nous propose des boîtes à outils, quand il faudrait poser une vision. On se cache la réalité lorsqu’on aborde les défis d’aujourd’hui. Regardez ce qui se passe avec les migrations. C’est scandaleux ! A la CFDT, à l’automne, nous avions mis à disposition notre centre de formation pour héberger des migrants. Nous n’avons pas été sollicités ! Pour la simple raison qu’il y a eu peu de réfugiés accueillis par la France. Et quand ils le sont, ce ne sont pas toujours dans des conditions de dignité. Le pays ne se réinterroge pas sur ses valeurs. La classe politique est incapable de donner du sens et de la perspective. La loi travail en est l’illustration : le gouvernement n’a pas dit ce qu’il voulait faire, c’est-à-dire développer un dialogue social au plus près des réalités parce que c’est là qu’on peut construire de meilleures protections pour les salariés. Il y a eu un déficit d’explications, de sens donné.
Le CICE, mesure phare de la politique économique de Hollande, a donné des résultats assez faibles. A-t-on accordé 41 milliards au patronat pour rien ?
Attention, on parle d’aides aux entreprises et l’entreprise, ce n’est pas que le patron. Dans notre pays, il y a un maillon faible dans la pensée de gauche, mais aussi parfois de droite : l’idée que l’entreprise appartiendrait aux patrons.
Elle appartient tout de même aux actionnaires…
Justement, nous voulons changer cela. Et redonner du pouvoir aux acteurs de l’entreprise, y compris aux salariés. Nous avons par exemple obtenu la présence des salariés dans les conseils d’administration des grandes entreprises. Et cela commence à peser. Certains voudraient que les mesures produisent des effets dans les cinq jours qui suivent. Mais ça ne marche pas comme ça. Concernant le CICE, on verra s’il aura été utile. Dans certaines boîtes, il n’y a pas eu de dialogue social, mais dans d’autres, il y a eu des discussions sur l’utilisation de ces aides, y compris en termes d’embauche ou d’investissement.
Au prix fort quand même…
C’est pourquoi le patronat a de grosses responsabilités en termes de contreparties.
Reste qu’au vu des dernières sorties de Pierre Gattaz, le patron du Medef, qui menace de ne pas appliquer le compte pénibilité, on peut s’interroger sur sa volonté de jouer le jeu ?
Le Medef a déserté le terrain du dialogue social, on l’a vu avec la négociation sur l’assurance chômage. Il porte l’unique responsabilité de cet échec. J’espère qu’il va revenir à la raison pour en discuter à l’automne.
Quel bilan global faites-vous du quinquennat de François Hollande ?
La CFDT a obtenu plusieurs avancées : la complémentaire santé pour tous, les droits rechargeables à l’assurance chômage, le compte pénibilité ou encore une augmentation des moyens des délégués syndicaux dans le cadre de la loi travail. Mais le quinquennat souffre aussi d’un problème : ne pas avoir mené de réforme fiscale. Ce qui aurait permis de donner un peu plus de sens et de rétablir la justice fiscale.